samedi 24 août 2013

L'Avenir sera toxique ou il ne sera pas


Lu dans le supplément culturel du Guardian un amusant article d’Ewan Morrisson, "The China Supremacy", essayant d’imaginer l’état de l’édition dans trente ans. Le postulat de base – une économie mondiale désormais dominée par la Chine – n’est pas toujours convaincant.
De plus, si Morrison semble très au courant des plus récentes tendances de l’édition, y compris l’édition numérique, sa connaissance de la bande dessinée paraît de seconde main. Il imagine le succès d’une forme hybride, le « emook » qui se situe « quelque part entre une BD, un livre et un ebook amélioré ».   On ne saisit pas très bien la différence qu’il fait entre une BD (« a comic ») et un livre, comme s’il n’était pas au courant de l’existence des romans graphiques.
D’autre part, le grand succès en matière de fiction en 2043 est un superhéros nommé Toxic Man produit par « une équipe en Chine » et qui prend la forme d’une « BD/emook/série télé/jeu vidéo/série de films ». On peine un peu à déterminer en quoi consiste précisément ce joyeux gloubliboulga, mais on finit par comprendre que pour Morrison,  l’avenir de la fiction se situe dans la déclinaison multimédia de personnages qui finissent par prendre une vie propre. L’idée est séduisante et nécessite d’être creusée. Cependant, elle me paraît basée sur un malentendu. L’auteur ne connaît visiblement de la BD que ce qui filtre dans les médias par le biais de films blockbusters, de jeux vidéos, de séries télé, etc. Dans un tel contexte, on peut avoir l’impression que la bande dessinée est une usine à produire des personnages (ou plus exactement des superhéros) qui seront déclinés dans les différents médias par des tâcherons tout aussi anonymes que les créateurs des dits personnages.
On ne peut pas lui donner tout à fait tort quand on sait que les héritiers de Siegel et Shuster (créateurs de Superman) et de Jack Kirby (créateur d’à peu près les deux tiers de l’univers Marvel) peinent encore à faire reconnaître la paternité créative de leurs parents sur des figures connues de tous. Un peu comme si seuls les spécialistes savaient qu’Arthur Conan Doyle a créé Sherlock Holmes ou Alexandre Dumas les Trois Mousquetaires.
Morrison fait de son Toxic Man « le premier « nouveau » superhéros inventé depuis 1989. » La date n’est apparemment pas innocente puisqu’il s’agit de l’année de la chute du Mur de Berlin et que l’Occident ayant perdu son pire ennemi sembla désormais incapable de s’inventer de nouveaux superhéros. On ne voit pas très bien sur quoi l’auteur se base pour imaginer un tel scénario. D’une part, il ne définit pas ce qui rend un superhéros « nouveau », ni quel serait le dernier « nouveau » superhéros créé avant cette date fatidique de 1989. Quand il écrit qu’ « en 2013, nous nous sommes rendu compte que les superhéros occidentaux en étaient au stade terminal du recyclage », il renvoie à un article de Joe Queenan concernant le traitement des superhéros par Hollywood. Pas vraiment ce que j’appellerais une connaissance de première main.
Bref, le portrait que dresse Morrison du marché mondial de l’édition en 2043, malgré des intuitions intéressantes, me paraît vicié à la base par une méconnaissance visible de tout ce qui, dans l’édition, ne relève pas de la littérature dite générale. L’idée selon laquelle les superhéros – et par extension toutes les bandes dessinées – sont des produits fabriqués en équipe dans le cadre de stratégies multimédia n’apparaîtra sans doute pas comme fausse à la plupart de ses lecteurs, qui n’en savent pas plus que lui en ce domaine. Elle n’est pourtant que la résurgence moderne de cette vieille confusion que font encore beaucoup de gens entre « bandes dessinées » et « dessins animés ». Elle est aussi typique de l’attitude de ceux pour qui la seule culture est la « grande » culture et qui pensent qu’une connaissance parcellaire de la culture dite populaire (ou « de masse ») est suffisante pour s’aventurer dans des spéculations où même des experts ne se hasarderaient qu’avec moult précautions. 

dimanche 4 août 2013

"C'est toi ma maman ?" "Je t'en pose, moi, des questions ?"


Je viens de finir de relire pour la deuxième fois (et donc de lire pour la troisième fois) le deuxième roman graphique d'Alison Bechdel, Are You My Mother? Il devrait paraître chez Denoël sous le titre C'est toi ma maman ? à une date non précisée (même pas sur le catalogue en ligne de l'éditeur). La traduction prend du temps, c'est le moins que l'on puisse dire, puisque l'édition originale américaine est sortie au premier semestre 2012. Cela dit, à chaque relecture du livre, je me dis que le traducteur ou la traductrice a de toute façon bien du mérite et que je ne voudrais vraiment pas être à sa place.
Are You My Mother? a dû désarçonner plus d'un lecteur, à commencer par ceux de Fun Home qui a, je le rappelle, été un best seller. Je ne pense pas que ce deuxième memoir (comme disent les Américains) aura des ventes du même ordre. Non pas parce que c'est un mauvais livre, loin s'en faut, mais parce qu'il est d'un abord et d'une lecture beaucoup plus difficiles que son prédécesseur. Fun Home avait pour figure centrale le père d'Alison, mort quand elle n'avait que 19 ans. C'est donc une œuvre tournée entièrement vers le passé, avec un minimum de vingt années d'écart sur les faits relatés. Are You My Mother? parle des relations d'Alison Bechdel avec sa mère, encore vivante au moment de l'élaboration et de la sortie du livre (elle est décédée au mois de mai dernier). Ce qui prend essentiellement la forme d'une quête (comme celle du petit oiseau dans le livre de P.D. Eastman auquel Alison Bechdel a emprunté son titre) dans laquelle interviennent plusieurs ex de l'auteure, deux des psychanalystes avec lesquelles elle a travaillé, Donald Winnicott (célèbre psychanalyste britannique auteur de livres sur la psychologie de la petite enfance) et Virginia Woolf.
Are You My Mother? est un livre profondément non linéaire où l'on passe constamment du présent de l'auteure (en train de travailler sur son livre) à son passé récent (quand elle travaillait sur Fun Home) à son passé plus lointain. La clé de ces déplacement est la clé des songes, chaque chapitre s'ouvrant sur une séquence de rêve, interprétée ensuite via les souvenirs, le contexte, les séances d'analyse actuelles d'Alison Bechdel et les textes fondateurs de Donald Winnicott. Dire que "l'homme (dans ce cas, la femme) y passe à travers des forêts de symboles" serait en-dessous de la vérité. Pour tout dire, on a parfois l'impression de se perdre dans ce fouillis d'interprétations où tout fait sens. C'est que ce n'est pas la raison qui sert de guide mais l'analogie, non pas fil d'Ariane mais cailloux du Petit Poucet. 
Je vais être franc : je suis loin d'être convaincu à cent pour cent des vertus de la psychanalyse. Influencé par la lecture de Didier Eribon (dont je viens de finir La Société comme verdict), je me méfie de ce qui voudrait expliquer tous les problèmes d'un individu uniquement par son environnement familial, comme si la famille n'était pas elle-même incluse dans une société. Ainsi, le rôle subalterne assigné aux femmes dans la société américaine des années 1950-60, l'obligation qui leur est faite de faire passer leurs intérêts personnels loin derrière ceux de la bonne tenue d'un foyer, tout cela semble ramené à l'arrière-plan, voire interprété au prisme de la seule transmission des névroses d'une génération à l'autre. Quand Alison demande à sa mère quelle est "la chose principale qu'[elle a] appris de [sa] mère", celle-ci répond sans hésiter "Que les garçons sont plus importants que les filles." Sur quoi Alison s'indigne que sa mère avait, vis-à-vis de ses frères, la même attitude que sa grand-mère vis-à-vis de ses oncles. Comme si ce n'était pas, à l'époque, la société toute entière qui disait que "les garçons sont plus importants que les filles" et que ce traitement de faveur accordé aux garçons était le seul résultat de l'attitude transmise de mère en fille au sein de la famille Fontana (nom de jeune fille de la mère d'Alison Bechdel).
Je suis probablement injuste avec l'auteure, dont l'œuvre témoigne assez de l'importance qu'elle reconnaît au social dans la vie de l'individu (je pense évidemment à la longue série Dykes To Watch Out For). Cependant, je ne peux pas faire abstraction de l'impression de malaise ressentie à cette relecture d'Are You My Mother?, l'impression qu'Alison Bechdel enferme sa relation avec sa mère dans un système clos,  fermé par des grilles qui sont justement la grille de lecture psychanalytique dont elle semble user exclusivement pour faire sens de cette relation (et voilà que moi aussi je me mets à faire du lacanisme à quatre sous).