mardi 4 septembre 2012

Les Hommes à moustache se ressemblent et les signes diacritiques sont aux abonnés absents



En haut, le commissaire Tanaka, de la série 8 Man. En bas, l'inspecteur (sic) Gordon du  Batman nippon. Tous les deux sont dessinés par Jirô Kuwata. On pourrait presque jouer au sept différences (les sourcils, la forme du nez, la moustache…) Il n'empêche qu'ils font assez Dupond et Dupont.

Je viens de m'apercevoir d'une chose qui ne m'avait pas frappée auparavant : dans l'ouvrage Bat-Manga! d'où est tirée l'illustration du bas, les voyelles longues ne sont pas notées. Ainsi, Jirô devient Jiro, l'hebdomadaire Shônen King est noté Shonen King, etc. C'est une aberration orthographique parce que la langue japonaise distingue les voyelles courtes des voyelles longues. 
J'avais déjà eu affaire à cet étrange mépris des anglo-saxons pour la graphie nippone lorsque j'avais traduit la biographie d'Osamu Tezuka par Helen McCarthy pour les éditions Eyrolles. Je m'étais embêté à rétablir le maximum de voyelles longues non notées, que ce soit dans les titres (BD, dessins animés) ou les noms de famille (et c'est dans ces moments-là que l'on se dit qu'internet est une invention formidable). 
J'avais cru que cette idiotie avait pour origine la paresse d'un maquettiste qui ne voulait pas s'embêter à trouver une police de caractères incluant les signes diacritiques (c'est-à-dire le trait que l'on met au-dessus d'une voyelle pour indiquer qu'elle est longue ; en français, l'accent circonflexe se prête très bien à ça). Mais non ! J'ai posé la question à Helen McCarthy lors d'un repas dans un restaurant japonais à Londres (trop people, que je suis) et elle m'a appris que les éditeurs britanniques, mais surtout américains, craignaient que cette graphie ne rende le livre difficile d'accès aux lecteurs qui n'auraient pas su comment l'interpréter. Si même les éditeurs prennent leurs lecteurs pour des imbéciles, la culture est mal barrée !

lundi 3 septembre 2012

8 Man ! Eiii-to Man !

On pourrait croire qu'il est facile de lire des mangas quand on est Français, étant donné le nombre impressionnant de bandes dessinées japonaises traduites par les éditeurs francophones. Seulement voilà: ce nombre impressionnant se limite pour l'essentiel à des mangas récents. Si l'on veut explorer une époque antérieure aux années 1980, une seule possibilité : prendre ses notions de japonais et son dictionnaire sous le bras et s'attaquer à un recueil d'œuvres classiques en version originale. Fort heureusement, de même qu'en France, la notion de "classique" est fort galvaudée dans l'édition nippone et il ne manque pas, dans le lot, de BD d'aventures pour adolescents qui ont l'avantage d'être faciles à comprendre parce que l'on n'y parle pas trop et que les lectures des idéogrammes y sont données systématiquement.

En ce moment, je lis 8 Man (prononcé "Eight/Eito Man") de Kazumasa Hirai (scénario) et Jirô Kuwata (dessin). Oui ! Le même dont j'ai déjà parlé ici pour dire que lorsque le dessinateur avait réalisé une BD de Batman, il avait repris les traits du héros d'8 Man et de son assistant pour Bruce Wayne et Dick Grayson. La bande est parue dans Shônen Magazine de mai 1963 à mars 1965 (et non 1966, comme le recopient entre elles toutes les notices wikipedia occidentales - la notice nippone se contente de donner la date de début puis se concentre lourdement sur la série télévisée inspirée de la BD). Il y eut un dessin animé, diffusé au Japon de novembre 1963 à décembre 1964 et aux Etats-Unis à partir de 1965 sous le titre 8th Man. Et au moment où je tape ces lignes, le générique japonais du dessin animé me trotte dans la tête et je crois qu'il va avoir du mal à en sortir (les curieux peuvent l'écouter ici). "Fight ! Fight ! Fight, fight fight ! Eight ! Eight ! Eight, Eight, Eight !" C'est parti pour la journée.
Ça ne manque pas de sel de lire une BD de presque cinquante ans. Le héros est un robot qui se dissimule sous l'identité secrète du détective privé Hachirô Azuma (dont le "hachi" du prénom s'écrit et se prononce comme le 8 japonais). Il collabore avec la police (le commissaire Tanaka, encore un homme à moustache) sans que son statut de détective privé semble poser le moindre problème à qui que ce soit. Dans l'épisode que je suis en train de lire, il va dans un lycée de jeunes filles demander des renseignements au directeur sur l'une de ses élèves et le monsieur lui déballe tout ce qu'il sait sans s'inquiéter de ce qu'il dévoile sur une mineure à un parfait inconnu - bon, tout de suite après, la mineure en question, qui a des pouvoirs psi, déclenche une attaque de corbeaux et de chiens errants sur ses camarades de classe, donc on peut penser que l'intervention du détective privé était justifiée. Autre détail qui marque son époque : quand 8 Man veut reprendre des forces, il aspire dans un petit cylindre qui ressemble à s'y méprendre à une cigarette. Envoyé à l'hôpital et incapable de bouger, il demande au médecin de lui glisser sa "cigarette" dans la bouche pour qu'il puisse s'en griller une ! On imagine mal une telle scène aujourd'hui.
Un autre aspect frappant, c'est la prolifération des super-héros dans la BD japonaise à la fin des années 1950 et jusqu'au milieu des années 1960. Etant données les dates, le phénomène ne semble avoir aucun rapport avec la Batmania américaine et seulement un peu avec la popularité locale de Tetsuwan Atom/Astro Boy. Je soupçonne aussi un effet conjoint de l'air du temps (la conquête spatiale entraînant un intérêt pour la science et la SF) et de la popularité de Superman, en particulier à travers la série télévisée des années 1950.